Comment font donc les modérateurs dans les bus nocturnes genevois pour œuvrer à la quiétude de ces temps de transport ? D’autant plus qu’ils ne sont ni des policiers, ni des agents de sécurité, et qu’ils sont la plupart du temps seuls en compagnie du chauffeur dans des bus souvent bondés avec des tensions inévitables pouvant rapidement dégénérer.
L’association Noctambus a sollicité deux chercheuses de la haute école de travail social ainsi qu'un réalisateur indépendant pour visibiliser le savoir-faire de la modération, recherche financée par la Fondation Meyrinoise et la HETS. Après avoir filmé les modérateurs et réalisé des entretiens en les invitant à commenter leur propre film d’activité, cette recherche décrit finement comment les modérateurs construisent une certaine ambiance dans le bus, qui notamment favorise la participation des passagers.
Ce que cherchent à faire les modérateurs, le cap qu’ils poursuivent, c’est que le trajet en bus se passe dans de bonnes conditions, c’est-à-dire dans une certaine ambiance, suffisamment accueillante et qui évite que les tensions ne dégénèrent trop. Ce travail passe par un aménagement de l’environnement et de leur engagement dans l’environnement. Avant même le trajet avec les passagers, les modérateurs peuvent déjà agir pour commencer à construire cette ambiance.
l’entrée dans un territoire ouvert, habité et convivial
Au moment de l’entrée dans le bus, à la porte, comment font les modérateurs pour marquer le passage d’un seuil, qui instaure une rupture avec l’espace de la rue et l’entrée dans un territoire avec des qualités spécifiques (ouvert, habité et convivial), celui d’un bus modéré ?
Lors de cette transition, il s’agit de réussir à accueillir les passagers de manière ouverte, c’est-à-dire sans jugement, sans indifférence et avec une ouverture à la rencontre, tout en anticipant d’éventuels débordements. Cet accueil très répété doit en effet pourtant réussir à être à chaque fois investi, convivial, chaleureux, ce qui permet de construire une certaine ambiance dans le bus qui puisse servir d’appui pour la modération. Lors de la sortie du bus également, la séparation d’avec les jeunes se fait avec un soin particulier, en misant sur et par là en préparant leur prochaine venue dans le bus. C’est une séparation qui rime avec un accueil sur du long terme.
Conclusion
Cet arrêt a permis de souligner le travail qui se réalise dans l’instant même de la montée (ou de la sortie) du bus, à la porte. Ce travail permet l’instauration d’un territoire avec des qualités particulières qu’il s’agit de faire saisir aux passagers. Une fois les passagers entrés dans le bus, le travail de la modération continue. Si cet arrêt a permis de passer à la loupe le moment d’entrée dans un territoire ouvert, habité et convivial, les autres arrêts vont montrer comment ce territoire doit être sans cesse (re)construit pour que ces qualités soient maintenues tout au long du trajet. Et comment l’engagement nécessaire à ce travail est également soutenu en dehors des temps de trajet, que ce soit avant le tour, entre les deux tours, ou après.
maintenir, reconstruire sans cesse le territoire avec ces qualités Pendant le trajet, ce qui a été construit à la porte au moment de l’entrée dans le bus doit être poursuivi. Un travail est nécessaire pour faire perdurer à l’intérieur du bus le territoire avec ces qualités spécifiques, pour maintenir l’ambiance modérée : une présence sans intrusion, qui prend appui sur les jeunes, fait avec la peur et est conviviale.
Les éléments de l’environnement ne sont pas fixes, mais ne cessent de varier (augmentation du nombre de passagers, évolution de certains comportements, modification rapide de certaines attitudes à l’intérieur du bus, passage d’un milieu urbain à un milieu rural, relation avec le chauffeur qui peut aussi varier, …). Le partenariat avec l’environnement doit lui aussi sans cesser évoluer et être ajusté pour maintenir la perspective. L’ambiance obtenue n’est donc pas acquise une fois pour toutes, et ne se contente pas d’une bonne volonté ou d’intentions (que ce soit celles du modérateur ou des passagers), elle exige des actions très concrètes, de transformation des rapports entre les éléments de l’environnement pour faire perdurer l’orientation de la totalité dans la direction recherchée. C’est en enquêtant pour construire les problèmes dans le sens de cette perspective qu’est maintenu un certain équilibre dans la continuité de l’action malgré les variations.
Conclusion
Dans cet arrêt, nous avons vu comment concrètement et pratiquement, les modérateurs font pour assurer un vivre ensemble sécure et convivial, pour que chacun puisse vivre la présence des autres dans ce lien confiné sans se sentir envahi, rejeté, agressé ou même indifférent. Ce territoire ne se décrète pas, ni ne peut s’appuyer uniquement sur des bonnes intentions, ou volontés, ni même de bonnes idées. Il se construit en partenariat avec l’environnement et engage également émotionnellement les modérateurs. Dans leur manière de travailler, ils ne s’appuient ainsi pas sur une conception normative, ou volontariste, du vivre ensemble. Ce n’est pas non plus tant le passager en tant qu’être autonome et responsable qu’il s’agirait de convaincre, ni non plus un passager vulnérable et dont il faudrait prendre soin, ou qu’il faudrait prendre en charge. C’est le territoire avec ses qualités qui favorise la participation du passager. Les modérateurs s’attellent ainsi à construire un territoire qui ne valorise pas à priori la proximité, l’enracinement, l’immobilité, la fixité mais qui intègre dans le rapport à l’espace la mobilité géographique et l’altérité comme des ressources. Cette manière de travailler à construire, à façonner un vivre ensemble lors du trajet ne conçoit ainsi pas le lien social comme une relation intersubjective, mais comme une expérience pratique façonnée qui le resitue dans sa relation aux contraintes objectives dans lesquelles cette expérience a lieu, conditions objectives peu prises en compte par les injonctions à faire du lien ou de la cohésion sociale.
se ressourcer pour le deuxième tour Comme avant le premier tour, il y a tout un travail des modérateurs en dehors de l’espace du bus dans l’entre-deux tours. Il s’agit là aussi de travailler sur les éléments de l’environnement présents à ce moment-là, mais aussi plus spécifiquement de récupérer du premier tour et de se remettre en condition pour le second tour ; second tour qui, les modérateurs ne le savent que trop bien, est en général plus agité que le premier.
Conclusion
Dans cet entre-deux tour c’est un travail sur leur expérience qui peut se dérouler, à la fois intégrer les expériences passées du premier tour, profiter des expériences des collègues, et se projeter dans le deuxième tour de manière favorable. Ce travail peut se réaliser à ce moment-là d’une manière particulière, parce qu’ils ne sont pas sous le regard des passagers, peuvent s’isoler si ils le souhaitent et profiter du collectif.
De la même manière que tout un travail est réalisé à la porte ou au milieu du bus pour favoriser la participation des passagers, les modérateurs travaillent à constituer un tandem avec le chauffeur. C’est avec lui, et près de lui, qu’ils modèrent différentes tensions liées à la présence des contrôleurs et des machines TPG dans le bus, ou à des malaises des passagers. Ils se tiennent souvent près de lui, à l’avant du bus et leur relation est elle aussi sous le regard des passagers. Le chauffeur ainsi que la relation entre le modérateur et ce dernier sont ainsi très agissants dans la modération, ce sont alors des éléments qu’il faut modérer.
Conclusion
Cet arrêt a montré le travail que doit réaliser le modérateur pour composer avec des professionnels qui n’opèrent pas depuis la même perspective que lui, mais qui néanmoins se trouvent à devoir intervenir dans le même espace physique, celui du bus. Le territoire de la modération doit s’accommoder des conséquences pratiques de ces autres interventions qui qualifient le territoire autrement, depuis d’autres problèmes. Les modérateurs doivent assurer dans le bus le maintien d’une ambiance, un équilibre de ses qualités dans la continuité du trajet. Cela permet d’obtenir un cumul des effets qui opère sur plusieurs plans. Au fil du temps - d’un événement à un autre, d’un trajet de bus à un autre trajet - les effets cumulés de son intervention favorisent un équilibre d’une certaine durée pour la modération. Dans l’espace, les Noctambus assurent une mobilité et par là une autre forme de continuité, géographique cette fois, entre la ville et la campagne. C’est également à un niveau social, nous l’avons vu, une manière de répondre à l’absence d’un garant des lieux dans les interstices institutionnels et les espaces collectifs impersonnels qu’ils induisent. Enfin, le modérateur doit construire la continuité de son intervention et ce faisant de son territoire en faisant avec les territoires des autres professionnels, afin d’éviter des conséquences sur lesquelles il n’aurait plus prise, ne pourrait pas agir.
Comme avant le tour et dans l’entre-deux tour, le travail de modération déborde le temps de trajet avec les passagers, et se joue également en préparant le retour du bus vide à son dépôt, en anticipant et préparant les prochaines nuits, en s’apprêtant à quitter l’engagement propre à la modération.
Lors de ce retour, il s’agit de tirer parti des expériences qui se sont déroulées et d’essayer d’en faire profiter l’équipe mais aussi quand le modérateur rentre chez lui, qu’il réussisse à sortir de son engagement et à quitter la perspective de modération.
Conclusion
Cet arrêt, en se centrant sur le lien au collectif et sur le retour au politique, permet de rendre plus manifeste (même si cela était déjà présent également dans tous les arrêts) ce qui constitue ce métier du point de vue du collectif: Une ambiance dans l’équipe qui ne favorise ni la peur, ni le repli sur soi, pour permettre la circulation des idées et astuces. De même les plaintes ou critiques doivent pouvoir déboucher sur des changements possibles dans l’environnement. En d’autres termes, comme l’exprime cette fiction : « Mon vécu, je ne peux pas le partager avec mon institution car elle ne m’écoute plus. J’ai un espace de paroles, un espace pour travailler, un espace pour aimer, un espace pour pleurer. Ma réalité n’est même plus partageable avec vous les jeunes qui rentrez chez vous. Elle n’est plus commune avec mon employeur, je vis seul avec mes numéros d’urgence ».
Kim Stroumza, Professeure à la haute école de travail social (HETS) de Genève
Sylvie Mezzena, Professeure à la haute école de travail social (HETS) de Genève
Laetitia Krummenacher, stagiaire master puis collaboratrice scientifique (HETS Genève)
Nicolas Reichel, travailleur social et (ancien) superviseur de l’équipe de modérateurs.
Pascal Baumgartner, réalisateur indépendant, ikon production.
Khoa Hoang, concepteur multimédia
Giorgio Giovannini directeur
Sékou Cissé, directeur adjoint
ainsi que tout le comité de direction de l’association
M. Olivier
Mohamed ainsi que tous les chauffeurs
Nos remerciements vont à toute l’équipe des modérateurs :
Alphonse
Amanda
Angeles
Claude
Dana
Géraldine
Hakim
Mactar
Nourdine
Pierre
Ce texte dense synthétise la manière dont opère le savoir-faire local de la modération dans les bus nocturnes Genevois, en le mettant en perspective avec la littérature scientifique et les discussions du champ professionnel. Il détaille l’ensemble des repères fiables et stables qui guident la pratique de la modération, ce que nous nommons le modèle de la modération :
Document qui sera soumis à la revue Espacestemps.net
Sont ici mis bout à bout l’ensemble des textes qui figurent sur la plateforme, le tout accompagné de photos. Il s’agit d’un autre niveau de description que celui du modèle. Si le modèle est comme une photographie globale du savoir-faire de la modération, il s’agit dans ces petits textes de suivre la réalisation de ce travail, spécifique selon le moment auquel il se déroule (avant le tour, à la porte, dans le bus, …), en le présentant de manière concrète et non en référence à des discussions théoriques.
Intervention du 7 novembre 2014 à la journée Prévenir les incivilités : la modération en milieu urbain, organisée par Noctambus
De manière synthétique ce texte présente la modération comme oeuvrant à la construction d’un territoire commun, ouvert dans sa manière d’accueillir les jeunes, mobile et habité. Et comment ce territoire (cette ambiance) avec ces qualités permet de rendre les tensions dans le bus viables, au sens qu’elles ne dégénèrent pas en insécurité. En conclusion, la spécificité de la modération par rapport à d’autres pratiques est présentée comme une certaine manière de construire le problème de l’insécurité (une manière d’habiter un espace collectif particulier).
Intervention le 27 novembre à Fribourg, dans la Sixième réunion du réseau des instances cantonales et communales de prévention de la violence. (reprise du texte précédent, avec une autre conclusion)
De manière synthétique ce texte présente la modération comme oeuvrant à la construction d’un territoire commun, ouvert dans sa manière d’accueillir les jeunes, mobile et habité. Et comment ce territoire (cette ambiance) avec ces qualités permet de rendre les tensions dans le bus viables, au sens qu’elles ne dégénèrent pas en insécurité. La conclusion montre par contraste comment les modérateurs assurent la sécurité en prenant appui sur la convivialité, la participation des passagers et non pas prioritairement par le rappel des règles et l’impassibilité des professionnels.
revue Reiso (reprise remaniée des textes précédents)
Cet article est une version légèrement remaniée du texte de l’intervention du 27 novembre 2014 à Fribourg. De manière très succincte il présente la méthodologie utilisée ainsi que la manière dont opère la modération.
L. Krummenacher. Revue Nouvelles Pratiques Sociales, vol 27, no 2
Cet article issu du stage effectué dans le cadre de la recherche avec Noctambus montre à partir de l’analyse de ce qui se passe à la porte au moment de l’entrée dans le bus, comment les passagers sont accueillis et participent à leur manière à la modération. Comment la modération à Genève dans les bus nocturnes est à la fois issue d’un travail parlementaire des jeunes et en même temps aujourd’hui toujours porté par eux.
En savoir plus
Soumis à la revue espacetemps.net
Cet article présente le cadre théorique de la recherche, la méthodologie utilisée, puis la manière dont opère la modération pour à la fois anticiper les risques et faire avec la peur, mais en vivant également le temps présent comme occasion de plaisir dans le contact avec les jeunes et la société. En conclusion, elle montre comment la modération développe une nouvelle perspective dans le rapport à l’espace, dans lequel la mobilité géographique et l’altérité sont vécues comme des ressources.
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Conférence au Midis de la recherche de la hets, 2 juin 2014. Sera publié dans un numéro thématique d’une revue sur la professionnalité dans le champ de l’intervention sociale (avec l’ensemble du cycle de conférences)
Cet article montre comment les modérateurs, tout en s’appuyant sur leurs spécificités physiques, culturelles ou de genre, développent un savoir-faire particulier qui les différencie de ce que Dubet (2002) nomme la qualification zéro des grands-frères. Le modèle de la modération est présenté en étant situé par rapport à la littérature scientifique du champ (reprise remaniée du texte le modèle de la modération).
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Travail de master en travail social, rédigé par L. Krummenacher
A partir de l’analyse de deux moments jugés emblématiques de la pratique de modération (accueil à la porte et interaction avec un jeune homme près de la machine à billet dans le bus) et de la présentation de 4 manières d’assurer la sécurité présentes dans notre histoire européenne, L. Krummenacher montre comment les modérateurs répondent à leur manière aux risques d’insécurité dans ces temps de transport nocturne.
Raisons Educatives no 20 Le partage des savoirs dans les processus de recherche en éducation
Cet article s’inscrit dans une réflexion générale (qui est celle du numéro de la revue) sur les relations entre les chercheurs et les professionnels (dont l’activité est étudiée), sur la manière dont ceux-ci participent à la construction et au partage de connaissances. Le dispositif d’autoconfrontation utilisé dans le cadre de la recherche à Noctambus (entretien dans lequel le modérateur est confronté à un film de son activité) est ainsi explicité, et notamment comment ce dispositif vise dans notre démarche à fabriquer de l’intérêt, chez les chercheurs et chez les professionnels, sans pour autant préjuger la forme que doit prendre cet intérêt pour les modérateurs.
En savoir plus
En plus de trois présentations à l’équipe de modérateurs et une au comité de l’Association Noctambus au terme de la recherche, celle-ci a également donné lieu aux exposés suivants, qui ont alimenté les textes ci-dessus: